L'inimaginable s'est produit, l'armée a tiré...
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rue d'isly

Déjà on se précipite vers les blessés. On néglige les morts. Un pompier-brancardier est touché à une cuisse par une dernière balle. Ses camarades le tirent à l'abri d'une porte cochère. Des hommes, par bonds successifs, tentent d'approcher des corps étendus sur les trottoirs, sur la chaussée, au milieu de flaques de sang. Le sol est jonché de morceaux de verre, de chaussures de femmes, de foulards, de vêtements, de débris de toute sorte. Sur le plateau des Glières, des colonnes de C.R.S. et de militaires progressent, lentement. Ils vont de palmier en palmier, le canon de la mitraillette ou du mousqueton dirigé vers les toits et les balcons. L'air est saturé de poussière, de poudre brûlée. Les hurlements des sirènes des premières voitures de pompiers et des ambulances succèdent aux rafales d'armes automatiques. Des infirmiers en blouse blanche chargent les blessés.
Adossé contre un platane, rue d'Isly, un homme dépoitraillé se tient le ventre, du sang macule son pantalon. Avec précaution deux secouristes le placent sur un brancard puis, à la hâte, remontent l'avenue Pasteur vers la clinique Lavernhe toute proche. Les secours s'organisent. On charge les blessés dans les ambulances. On réserve les morts pour le camion militaire. Près d'un corps sans vie une petite fille pleure. C'est fini.
Sortant de leurs abris de fortune, les Algérois, hébétés, hagards, les vêtements souillés de, poussière et parfois de sang, contemplent le spectacle. La rue d'Isly est un champ de bataille. Partout des flaques de sang, des cadavres, des blessés. Une femme hurle, trépigne sur place. Son mari la tient par le bras, impuissant à calmer sa crise de nerfs. Déjà un camion militaire s'éloigne. Les pieds des cadavres dépassent du plateau et bringuebalent à chaque cahot. Un prêtre à longue barbe est agenouillé près des corps sanglants. Il murmure une prière. Une jeune femme, exsangue, trempe un drapeau tricolore dans une flaque de sang. Des soldats progressent en colonne le long de la rue d'Isly. Alors elle leur crie :
« Pourquoi, pourquoi ?... Pourquoi avez-vous fait ça ? » Puis elle éclate en sanglots.

Chez Claverie, une boutique de frivolités située face à l'immeuble de la Warner Bros, rue d'Isly, on dégage deux cadavres qui ont basculé dans la vitrine parmi les mannequins hachés par les rafales.
Le soir de ce 26 mars, à la morgue, 46 corps attendront qu'on vienne les reconnaître.
La tragique fusillade a fait 46 morts et 200 blessés. Beaucoup ne survivront pas à leurs blessures. Les tirailleurs ont dix blessés, dont deux très graves. Reprenant leurs esprits, les Algérois fuient maintenant le lieu du massacre et vont se réfugier chez eux, abasourdis devant l'atroce réalité : l'armée a tiré sur la foule. L'inimaginable s'est produit. Cette fois, la population est définitivement abattue. Pendant toute la soirée on va téléphoner à ses parents, à ses amis, pour prendre des nouvelles. Pour se rassurer aussi.
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La rue d'Isly